CHAPITRE XXXVI
La liquidation de l’héritage

À la mort de Staline, écrit Khrouchtchev, « le pays était ruiné […]. Les prisons étaient surpeuplées […]. On ne voyait pas d’éclaircie dans la situation internationale, la guerre froide battait son plein. Le poids du primat de l’industrie de guerre sur le peuple soviétique était incroyable[1517] ». Impasse économique, résistance sociale massive, quoique passive, insécurité pour tous, complots permanents, purges sanglantes, tel est le bilan du régime policier terroriste. L’appareil le sent. Pour sauver le système stalinien paralysé et en crise, les héritiers doivent démanteler des pans entiers de l’héritage de Staline. Ironie de l’histoire, cette entreprise est menée en trois ans, successivement par le policier en chef Beria, puis par l’apparatchik suprême Malenkov, enfin par celui que Litvinov considérait comme l’esprit le plus faible du Bureau politique, Khrouchtchev. Le 6 mars, on l’a vu, Malenkov est devenu président du Conseil des ministres, assisté de plusieurs vice-présidents dont Beria, qui dirige le ministère, fusionné, de l’Intérieur et de la Sécurité.

Beria prône ou prend, avec l’accord de la majorité des membres du présidium, une série de mesures qui jettent les bases d’une première « perestroïka ». Le premier souci de l’appareil et de toute la couche bureaucratique, en effet, est d’obtenir l’assurance de vivre en paix. À quoi servent des privilèges, même limités, si la crainte vous en fait perdre le goût ? L’annonce publique, en janvier, du complot des Blouses blanches et de son dénouement prochain annonçait une purge généralisée. Beria s’y attaque d’emblée. Il constitue une commission d’enquête sur le « complot », dominée par ses hommes, et fait décider par le présidium l’arrêt de l’instruction, la dénonciation des falsifications et la réhabilitation des « médecins assassins ».

Le 18 mars, le ministère de l’Intérieur se voit retirer son secteur économique et l’on procède au transfert de tous les établissements pénitentiaires au ministère de la Justice, à l’exception des camps spéciaux. Le 24 mars, Beria soumet au présidium un document affirmant que sur 2 526 042 détenus, le Goulag ne compte que « 221 435 criminels particulièrement dangereux pour l’État (espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres), détenus dans les camps spéciaux du ministère de l’Intérieur ». Estimant les victimes des décrets économiques de 1947 sur les atteintes à la propriété kolkhozienne à « 1 241 919 détenus », il décide de les renvoyer sans délai dans leurs foyers, dont « 238 000 personnes âgées de plus de 50 ans », sur lesquels « environ 198 000 détenus souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail[1518] ». Ils seront amnistiés le 27 mars.

Le 4 avril, la Pravda publie un communiqué du ministère de l’Intérieur annonçant que le complot des Blouses blanches n’a jamais existé, réhabilitant les accusés et dénonçant les méthodes illégales utilisées par la Sécurité d’État pour obtenir leurs aveux. La reconnaissance publique d’une falsification policière est une décision sans précédent dans l’histoire de l’URSS stalinienne. Le 7 avril, la Pravda annonce l’arrestation de Rioumine et l’éviction d’Ignatiev du Secrétariat du Comité central. Le 10 avril, les Izvestia annoncent la comparution prochaine des enquêteurs de l’affaire devant un tribunal, et la Pravda, chose inouïe, dénonce les « tortures » subies par les médecins.

Le 27 avril, Beria fait arrêter le fils de Staline, Vassili, accusé de dilapidation de biens de l’État. Sept semaines après la mort de l’ancien dictateur, son fils se retrouve donc en prison. Même si la décision reste secrète, elle a valeur de symbole. Beria suggère ensuite d’abandonner l’Allemagne de l’Est, dont il fait désavouer la politique (ce qui revient à y liquider la propriété d’État), de réunifier une Allemagne neutralisée et de dérussifier partiellement la direction des partis et des gouvernements des Républiques de l’URSS. Pour ce faire, il tente de promouvoir des cadres « nationaux », en particulier en Ukraine et dans les pays baltes, menaçant ainsi les positions acquises d’une partie de l’appareil russe.

Le 9 mai, il fait voter par le présidium la suppression des portraits des dirigeants dans les manifestations, mesure abrogée dès le lendemain de son arrestation. Il affirme que le gouvernement doit gouverner et le Comité central ne s’occuper que d’idéologie et des cadres du Parti, autrement dit passer au second plan. Le 16 juin, il déclare le travail forcé économiquement non rentable et sans perspective, et propose de démanteler le Goulag. Il tente de mettre sur la touche les dirigeants de RDA (Otto Grotewohl et Walter Ulbricht) qui viennent de décréter la hausse des normes de production, et donc la baisse des salaires. Trop tard. La grève éclate à Berlin-Est le 16 juin et se généralise. Elle est écrasée par les chars soviétiques, mais la nouvelle s’est répandue dans les camps. Les pairs de Beria, affolés, l’arrêtent au Kremlin, le 26 juin, avec l’aide de l’état-major, qui a de vieux comptes à régler avec la Sécurité. Mais, conscients que l’on ne peut continuer sur la voie de Staline, ils poursuivent sa politique. Pour rassurer l’appareil du Parti, ils rétrogradent la Sécurité d’État, détachée du ministère de l’Intérieur, au rang de Comité (Komitet et non plus Ministerstvo Gossudartsvennoï Bezopasnosti). Khrouchtchev, proclamé Premier secrétaire en septembre, fait fusiller en trois ans une cinquantaine de dirigeants de la Sécurité. La dénonciation publique des « crimes de Beria » soulève les détenus du Goulag.

Constantin Simonov, rédacteur en chef de Novy Mir, apprend à ses dépens la portée de la révision engagée. Alors que la mort de Staline lui a sauvé la vie, en renvoyant aux oubliettes le complot des Blouses blanches dans lequel il était impliqué, il affirme dans la Literaturnaia Gazeta que le devoir sacré d’un écrivain soviétique est de célébrer « le plus grand génie de tous les temps et de tous les peuples, l’immortel Staline[1519] ». Khrouchtchev exige son limogeage immédiat.

Les héritiers s’en prennent ensuite à la politique agricole de Staline. À sa mort, l’agriculture soviétique est en ruine. En août 1953, le gouvernement, sans élever les prix de détail, augmente le prix d’achat des livraisons obligatoires de la viande, du lait, des pommes de terre et des légumes, et achète à des prix majorés aux kolkhoziens la part de leur production personnelle qu’ils commercialisent. Il réduit ensuite les normes de livraisons obligatoires sur les lopins privés, diminue de moitié l’impôt par foyer kolkhozien, et annule les arrérages d’impôts pour l’année 1952. Ces mesures représentent un transfert de 13 milliards de roubles vers les kolkhozes pour 1953, et de 20 milliards pour 1954. C’est une inversion de la politique de pillage de la paysannerie. La pression fiscale pesant sur la population est, en 1953, allégée de 21 milliards de roubles par rapport à 1952.

Le Comité central des 3-7 septembre 1953 double le prix des livraisons obligatoires à l’État. Bien entendu, ces concessions à la population laborieuse supposent une diminution des dépenses militaires. Le 27 juillet, un armistice est donc signé à Panmunjom entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Le 28 avril 1955, Khrouchtchev vient à Belgrade pour renouer avec Tito. Le 15 mai 1955, l’URSS signe un traité de paix avec l’Autriche, d’où elle retire ses troupes. Le 17 avril 1956, Khrouchtchev dissout le Cominform, dont le maintien alimentait les campagnes sur la volonté de Moscou de « soviétiser » l’Europe. Il renonce officiellement à la politique étrangère de Staline, qui reposait sur la tension permanente.

Les nouveaux dirigeants ne savent trop que faire de Staline et de son héritage idéologique. Ils hésitent. Le 28 avril 1955, le présidium nomme une commission chargée des archives de Staline, présidée par Khrouchtchev, secondé par Boulganine, Kaganovitch, Malenkov, Molotov, Pospelov et Souslov, qui ne se réunira jamais. Les diverses mesures prises depuis deux ans ont dissipé l’atmosphère de terreur, détendu les rapports sociaux, introduit ce qu’Ehrenbourg a appelé un « dégel ». Mais il manque un élan. Khrouchtchev tente de le donner au XXe congrès du PCUS, en février 1956, en y lisant le dernier jour, lors d’une séance à huis clos, son fameux rapport secret sur les « crimes » de Staline.

La dénonciation – même partielle – de ces crimes ébranle le PCUS tout entier, les démocraties populaires et tous les partis communistes. La lecture d’un résumé du rapport dans les réunions du PCUS y suscite des discussions âpres et des débats inhabituels. Un peu partout, les portraits sont décrochés des bureaux, entassés dans les sous-sols et les décharges publiques, les bustes et monuments de Staline sont souillés, enlevés ou détruits. De nombreuses résolutions demandent de « déclarer Staline ennemi du peuple et de supprimer tout ce qui porte le nom de Staline », ou encore de « retirer son corps du Mausolée ».

Malgré la tentative désespérée de nombreux dirigeants communistes de nier l’authenticité du « rapport attribué à Khrouchtchev », selon la formule de Maurice Thorez, la discussion qu’il provoque déstabilise la Hongrie et la Pologne, déjà au bord de la crise. Les conseils ouvriers, qui se forment dans les deux pays en octobre-novembre 1956, réclament la liquidation du culte et de l’héritage de Staline. À Budapest, les ouvriers et les étudiants renversent et démolissent sa gigantesque statue bottée, dressée au cœur de la capitale, symbole de l’oppression nationale et sociale. En URSS, les dizaines de milliers de prisonniers politiques libérés du Goulag ressuscitent les fantômes du passé. La réaction de nombreux dirigeants, qui se sentent menacés, provoque en juillet 1957, à Moscou la tentative, mise en échec de justesse, des nostalgiques Malenkov, Kaganovitch et Molotov pour entraver le mouvement et renverser Khrouchtchev. Ils sont battus, puis exclus de ce parti qu’ils avaient tant contribué à façonner. Et si les dirigeants chinois font, un temps, un usage rituel de Staline pour couvrir d’un voile idéologique leur conflit avec les dirigeants soviétiques, si le culte est maintenu à Tirana, dans l’indifférence générale, par un quarteron de nostalgiques médiévaux, et si sont engagées de timides tentatives de réhabilitation de Staline sous Brejnev, le cours de la déstalinisation est inexorable.

Signe ultime de la fragilité de son régime et de l’artifice de son culte, ses enfants eux-mêmes le renient. Informé au fond de sa cellule de Vladimir de la critique publique portée par Mikoian au XXe congrès contre le « culte de la personnalité » de Staline, Vassili déclare aussitôt par lettre à la direction du Parti communiste soviétique qu’il s’associe à cette condamnation. Il n’est pas parvenu à cette conclusion « d’un seul coup, souligne-t-il, mais après de longues réflexions […] après une lutte intérieure et des contradictions. Mais si amère que soit la vérité, elle vaut mieux qu’un mirage[1520] ». Ainsi désavoué par son fils trois ans seulement après sa mort, Staline le sera ensuite beaucoup plus brutalement par sa fille, le seul enfant qu’il ait aimé. Après son départ de l’URSS, elle publiera successivement deux livres, en 1967 et 1969, où elle condamnera, surtout dans le second, l’œuvre de son père.

Khrouchtchev, en tentant de réformer le système, l’a ébranlé, mais dès que les soubresauts de la réforme, nécessaire pour perpétuer le régime, en ont menacé la survie, il l’a maintenu par la violence. Il a réprimé la révolution hongroise de 1956 avec une extrême brutalité. Le régime créé par Staline, comme l’autocratie tsariste, ne peut être réformé sans que ses fondements mêmes soient ébranlés, ni être maintenu tel quel.

Le XXIIe congrès du PCUS, en octobre 1961, sanctionne une nouvelle étape de la désacralisation. Le 30 octobre, le secrétaire du comité régional de Leningrad propose au congrès de déplacer les cendres de Staline. Dans un bel ensemble, six délégations soutiennent sa proposition, adoptée à l’unanimité, après une réunion du Comité central le 31 octobre. La résolution efface du Mausolée le nom de Staline et « juge inopportun », puis « impossible de continuer à conserver dans le Mausolée le sarcophage contenant le cercueil de Staline ». Pour mener à bien l’opération, réalisée à la sauvette, la milice fait évacuer la place Rouge à 18 heures et en ferme les issues, en arguant d’une répétition de la parade du 7 novembre…

Lorsque la nuit commence à tomber, vers 21 heures, les soldats, sous la lueur d’un projecteur, creusent une tombe derrière le Mausolée près du mur du Kremlin, extraient Staline de son sarcophage pour l’installer dans le cercueil tendu de tissu rouge. Avant de déposer son cadavre embaumé, un gradé enlève les boutons en or de son uniforme et les fait remplacer par des boutons de laiton. À 22 heures arrive la commission du Comité central dirigée par le vieux stalinien Chvernik, qui semble apprécier modérément cet honneur. Aucun des deux enfants de Staline n’est présent. Au moment de clouer le couvercle, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de clous. Pénurie ? Négligence ?

À 22 h 15, on dépose le cercueil dans la tombe, sur laquelle la garde applique une plaque de granit portant son nom, son prénom, son patronyme et ses dates de naissance et de mort.

Un peu plus tard, un buste de Staline sera érigé derrière le Mausolée, près de celui des autres secrétaires généraux. Le linceul de pourpre dans lequel dorment les dieux morts recouvre bientôt le Père des Peuples.

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